La Plume du Coq : L’enfant sauvage

Il y eut une époque qui était vraiment une autre époque. On n’y concevait pas les choses de la même façon, les moeurs avaient un autre goût et les goûts eux-mêmes, d’autres saveurs. Et c’était aussi le cas pour la science. On n’a pas fait des centrales nucléaires en claquant des doigts. Pour accepter ne serait-ce que l’idée d’un réseau électrique publique, il a d’abord fallu faire rire les enfants en leur dressant les cheveux sur la tête avec un fer électrostatique.

Figurez-vous : c’était pareil avec les sciences naturelles et l’anthropologie. Dans les cirques, on montrait les bêtes de foires, des squelettes dans les musées, et dans les académies, on avait aussi des spécimens. Tout ça pour mieux accepter que l’Homme descende du singe !

Alors que j’étais tout jeune, mon vieux Pépé m’avait raconté de drôles de choses. Moi, enfant, je l’écoutais me dépeindre son enfance à lui. Son propre père l’avait amené voir une exposition sur l’Homme. Avec un grand H à Homme. L’événement était organisé par le Centre d’Anthropologie Culturelle d’Auvergne, qu’on appelait aussi, d’un bel acronyme, le CAC (faisant l’impasse sur sa dimension auvergnate…).

Le thème de l’exposition était « le bon sauvage ». Le siècle qui précédait avait été fortement préoccupé par cette question : à l’état de nature, l’Homme est-il un loup pour l’Homme ? On sait que Rousseau avait répondu que non, l’Homme est bon ! Mais enfin, Rousseau, c’était surtout un philosophe. Pas du genre à sortir de son canton pour aller fouiller la jungle lui-même. Alors, plus tard, les naturalistes, les zoologistes, les botanistes, et surtout les anthropologues, ont découvert des bons sauvages. Mais, autres temps, autres moeurs, ils les ont ramenés en France, ces sauvages. Et ça faisait de belles expos. Et ça faisait rire les enfants.

Justement, l’une des allées de l’exposition était réservée au sous-thème de « l’enfant sauvage ». Vous connaissez, je vous assure. « Enfant sauvage », c’est le nom donné à l’enfant abandonné (ou perdu) en très bas âge dans la nature, puis recueilli et élevé par un animal. C’est donc Romulus et Rémus, les fondateurs de Rome, élevés par une louve. Voyez-vous ce bronze qui représente deux enfants tétant goulûment les mamelles nourricières de l’animal ? Et Tarzan, élevé par singes ? Et Mowgli à qui Bagheera la panthère à tout apprit ? Ces exemples ne sont que littératures, mais il y a eu de vrais enfants sauvages ! Et on les présentait au public ! Et on les a présentés à mon Pépé !

Moi, gamin, je demandais : « Alors Pépé ? Ces enfants ? Ils étaient mi-hommes mi-animaux ? Comme les loups-garous ? » Lui, bien sûr, avec gentillesse, il se moquait : « non ! Non, mon piozou, c’était de vrais enfants, comme toi, comme moi je l’étais alors. Tout se jouait dans l’attitude. Tu comprends ? Humains jusqu’au bout des ongles, mais des bêtes primitives dans leur tête ». C’était là, d’ailleurs, tout l’enjeu pour les scientifiques. Certes, ils exposaient des enfants sans vergogne (ni l’exposition ni les enfants n’avaient de vergogne) au public, mais tout de même, ils les étudiaient. Leur but était de comprendre la part entre l’inné et l’acquis pour distinguer chez l’Homme ce qui relève de la nature de ce qui relève de la culture. Je ne le compris que plus tard, moi, ce que je voulais, c’est que mon Pépé me raconte :

– Alors, Pépé, alors ? Tu as vu des enfants sauvages ?

– Oui, mon piozou. Il y en avait un qui avait été retrouvé en pleine forêt, et qui avait été élevé par des loups ! Chétif garçonnet, il remuait son nez quand passait un inconnu. Moi, il m’a même reniflé le derrière. Et puis il avait de longues jambes avec lesquelles il se grattait l’oreille. Parfois, il s’assaillait sur ses fesses, ouvrait la bouche, et nous regardait sottement, la langue pendue et la bave aux lèvres.

– Alors, Pépé, alors ? Tu as vu d’autres enfants sauvages ?

– Oui, mon piozou. Il y en avait un autre qu’on avait trouvé dans la jungle. Il avait été élevé par des chimpanzés. On lui avait fait enfiler une petite redingote, mais son éducation simienne le trahissait. Ses pauvres mains s’étaient déformées tant elles lui avaient servi d’appui. Ses bras s’étaient allongés, à force de se balancer aux branches. Il s’amusait à épouiller les passants ou à leur voler des affaires en poussant des petits cris ! Mais ça, seulement quand il ne jouait pas avec ses crottes de nez, ou avec bien pire…

– Alors, Pépé, alors ? Tu en as vu d’autres encore ?

– Oui… Il y en avait un qui avait été trouvé pataugeant dans une rivière… Ses yeux étaient rouges, et ses dents étaient comme limées. Les savants prenaient soin d’habiller un peu les autres enfants, mais celui-ci, on lui laissait son stigmate à l’air… Pour cause, il avait un sexe particulièrement imposant pour un enfant de son âge. Mais surtout, cette verge était toute tannée, faite en cuir. Le pauvre diable l’avait si sèche, si rosse, si fourbue, si gonflée. On eût dit qu’elle était cerclée de la corne qu’on a aux pieds, comme travaillée par l’usage. Son pauvre gland avait la solidité d’un pain de six semaines, et puis des plaques, des plaies, des cicatrices…

– Mais Pépé ? C’est terrible ! Il a été maltraité par les animaux ? Tel un enfant battu, mais par mère Nature ?

– Du tout, au contraire ! C’était un enfant choyé ! Aimé et bien éduqué par ses adoptants : une merveilleuse famille de castors !

Réflexion faite, je crois qu’il se foutait un peu de ma gueule le Pépé…