Chronique/ Moscou ne croit pas aux larmes n°4 : Bourdieu est mort, tout est permis ! (par Ashraf)

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C’est mon pote Pit qui m’a raconté l’affaire à la récré du matin, au détour des pissotières de notre lycée campagnard. Alors que je remontais ma braguette, il m’a glissé d’un ton de conspirateur que deux anarchistes venaient de descendre trois flics dans les rue de Paris et qu’il en était fort aise, et bien convaincu que c’est ainsi qu’on ferait crever plus vite le capitalisme et l’Etat. Je me sentais flatté d’être mis dans la confidence qui reliait mon pote aux deux mystérieux combattants de la nuit passée. Désormais inclus dans une sorte de société secrète ou de Parti invisible, je toisais de haut les pion-ne-s qui nous mettaient déjà en rang et qui ne se doutaient de rien.

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Pit était un punk. Il avait employé sa première année de seconde à s’enfiler l’armoire à pharmacie avec ses amis tox. Tant et si bien que son père l’avait changé de lycée. C’est ainsi que nous nous sommes rencontrés, et ce fût bien la seule fois de ma vie où un père de famille se félicita de la bonne influence que j’avais sur son fils. La dernière fois où j’ai revu mon Pit, il était en école de police à Marseille et il m’a raconté la jouissance qu’il avait ressentie en voyant un chien des stups détruire le visage d’une racaille. Pour me raconter cela, il prenait le même ton transgressif que cinq ans plus tôt pour se réjouir de la mort des flics parisiens. Moi je ne me suis jamais réjoui de la mort de personne. Oui, bon d’accord : du patron de Total, du colonel Bigeard ou d’Elia Kazan, mais d’un flic jamais… Je combats des structures, pas des personnes. Je n’ai jamais crié non plus que tout le monde détestait la police, parce que n’est juste pas vrai.

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J’en reviens en octobre 94. Kurt Cobain s’était tiré une balle en avril, au premier jour du génocide rwandais, le même jour que François de Grossouvre (mais ce n’était sans doute qu’une autre coïncidence). Le vieux monde semblait ne donner d’autre alternative à notre génération qu’entre une fin dans l’horreur et une horreur sans fin. Aux informations du soir nous découvrions le visage des deux anarchistes. Le garçon (beau, maigre, brun, cheveux long, kaftan de hippie et t-shirt des Stones) était mort. Audry Maupin. 22 ans. La fille avait un foulard de grand-mère sous un pull de clocharde, une cicatrice à la joue, l’air hébété de qui vient de voir abattre son premier amour et rentre en garde-à-vue. Florence Rey. 19 ans. La police avait diffusé la photo, comme pour susciter la peur des citoyen-ne-s tranquilles, qui verraient dans ce visage revenu de l’autre rive de la mort l’image de l’altérité absolue, un fauve de gouttière, la petite sœur de Kurt Cobain. Leur squat avait été retourné par la police pour que la photo ressemble à l’image que les personnes rangées se font d’un squat d’anarchiste. Comme pour enlever toute signification politique à leur acte, les flics avaient scotché l’affiche de Tueurs nés, le récent film d’Oliver Stone au milieu du salon. Pasqua, ministre de l’intérieur et de l’Etat profond, nous annonçait un coup de filet dans les milieux « anarchistes-nihilistes » et un possible rétablissement de la peine de mort pour les meurtres de policiers. Un chauffeur de taxi malien était mort dans la fusillade, mais personne ne proposait de rétablir la peine de mort pour lui.

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Il y eu un procès à l’automne 1997 pour déterminer qui du mort ou de la survivante avait entraîné l’autre vers son destin (les journaux parlaient de dérive). Florence Rey avait-elle tiré ? Était-elle restée aussi mutique et sidérée au cœur de la fusillade qu’elle l’était encore trois ans plus tard sur le banc des accusé-e-s ? On comprenait enfin qu’il ne s’agissait pas de descendre des flics pour l’exemple, mais de braquer un dépôt d’armes peut-être pour libérer les prisonnier-e-s d’Action Directe. Abdelhakim Dekhar, dit Toumi, qui avait fourni les armes aux amants, se présentait comme un agent de la Sécurité Militaire algérienne (« mon pays est en guerre »). Après tout, ça n’aurait pas été la première fois que le sang de la guerre civile algérienne aurait éclaboussé la France de Charles Pasqua. On réentendrait parler de Toumi en 2013 quand il tirerait sur un journaliste de Libération. Florence Rey brisait le silence pour condamner son acte.

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La tendresse pour les réprouvé-e-s ne saurait fonder une morale, encore moins une politique. La guerre populaire révolutionnaire n’est pas une affaire de romantisme keupon. Audry Maupin est tombé à 22 ans, je le voyais comme un grand frère. J’en ai presque 20 de plus aujourd’hui. Je suis un daron. Si je pouvais vivre encore assez longtemps pour voir la révolution…

Ashraf

Sa page Facebook : https://www.facebook.com/ashraf.amine

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