Itw d’Eliot Senegas, auteur de « Le tribunal de l’amour : Enquête sur Tinder et son algorithme »
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Interview d’Eliot Senegas, auteur de "Le tribunal de l’amour : Enquête sur Tinder et son algorithme"

Eliot Senegas, étudiant en 3ᵉ année de Droit/Science politique, auteur du livre Le tribunal de l’amour : enquête sur Tinder et son algorithme, aux éditions Rhéartis, a bien voulu répondre aux questions du Foutou’art !
Ce jeune auteur et essayiste (rien à voir avec l’opportuniste Louis Sarkozy) en est déjà à son deuxième ouvrage. À 16 ans, il a auto-édité son premier livre La République de l’extrême : Entre discours populistes et réalités politiques, qui est une réflexion sur le mécanisme de l’extrême-droite en France.
Dans Le Tribunal de l’amour, l’auteur est critique vis-à-vis des algorithmes des applis de rencontre. Il pointe du doigt la vision réactionnaire et patriarcale qui se cache derrière une interface colorée et addictive, inspirée des sites de jeux d’argent en ligne.
De plus, en bon système orwellien, l’appli surveille ses utilisateurs sur les réseaux sociaux, quantifie leur niveau social et leur fait passer, à leur insu, un test de QI..
Cette interview très riche en informations nous permet d’en apprendre davantage sur le fonctionnement des applis et leurs dérives. Un grand merci à lui d’avoir pris le temps de répondre à nos questions !
1 – Eliot Senegas, très jeune auteur âgé de 18 ans, vous surprenez vos lecteurs avec la sortie de votre deuxième livre, Le tribunal de l’amour : Enquête sur Tinder et son algorithme. Pour commencer, pourriez-vous vous présenter, nous parler de votre parcours et de ce qui vous a motivé à écrire ?
Tout d’abord merci beaucoup pour cette interview !
Pour me présenter brièvement, je m’appelle Eliot Senegas, j’ai 18 ans et je suis en 3 ème année d’un double cursus Droit – Science politique à l’Université de Lyon III. Après un bac type ES (Géopolitique et Sciences économiques et sociales) j’ai décidé de m’orienter vers ce parcours qui me semblait le plus en adéquation avec ma volonté future de faire de la politique ! Je suis également à la tête d’un média associatif étudiant (@orasi.france). Ma motivation pour écrire a toujours été une sorte de fougue pour la recherche… J’adore écrire, lire, me plonger dans le décryptage de sujets qui me passionnent. L’idée de cet ouvrage m’est venue lorsque je regardais la vidéo d’un créateur de contenu à propos de Tinder. Le sujet m’a tout de suite interpellé, et après avoir fait quelques recherches, j’ai décidé de me plonger tête la première dans cette expérience plus qu’enrichissante !
2 – Avant d’aborder votre dernier ouvrage, pourriez-vous revenir sur la thématique de votre premier livre, La République de l’extrême : Entre discours populistes et réalités politiques, auto-édité en 2023 ? Rappelons à nos lecteurs que vous n’aviez que 16 ans à l’époque, ce qui rend d’autant plus remarquable la maturité dont vous avez fait preuve face à un sujet aussi complexe.
Il est vrai que je n’avais que 16 ans mais c’est aussi cela qui a fait la force de cet ouvrage. C’est que j’ai eu le “culot” d’écrire un livre sur l’extrême droite alors même que je n’avais pas l’âge de voter, tout simplement parce que j’étais passionné de politique ! Cet ouvrage assez décousu mêle à la fois une analyse historique de la montée de l’extrême droite en France, ainsi qu’une tentative de décryptage de grandes thématiques structurant les idées de cette mouvance politique.
J’y aborde ainsi la question du lien fort entre l’extrême droite et le drapeau français, la haine farouche de l’immigration datant de bien longtemps déjà, etc. J’y relate surtout l’importance de deux grands piliers de l’extrême droite contemporaine, à savoir Jean-Marie Le Pen et Charles Maurras.
3 – Votre ouvrage, Le tribunal de l’amour : Enquête sur Tinder et son algorithme, traite de la manière dont ce site de rencontre peut être addictif, intrusif et socialement injuste. Quelles ont été les raisons qui vous ont poussé à écrire sur ce sujet ?
L’intérêt que j’ai trouvé à ce sujet, c’est d’abord sa méconnaissance profonde par une immense partie des gens que je côtoyais (dont les utilisateurs les plus expérimentés). Le fait d’avoir eu quelques légers aperçus de l’algorithme et de ce qu’il se tramait dans cette entreprise m’a paru tellement inconnu que cela m’a poussé à m’y engager.
Au final, j’ai découvert beaucoup de choses qui, bien que rendues publiques par l’application, ne sont en aucun cas connues par les utilisateurs de l’application.
L’exemple le plus flagrant sur lequel j’aurai l’occasion de revenir réside dans l’algorithme de Tinder. Ce dernier est en accès libre sur tous les moteurs de recherche, la possibilité d’y accéder est aussi simple qu’un swipe sur une application de rencontre. Il met en lumière tous les biais sexistes et patriarcaux qui subsistent dans Tinder, et pourtant, malgré l’évidence et l’accessibilité des preuves, l’image de Tinder ne chancelle pas.
4 – Vous mentionnez de nombreux sociologues, psychologues et anciens employés de Tinder dans le livre. Pourriez-vous nous parler de ceux ou celles qui vous ont le plus marqué par leur réflexion et leur critique ?
Je tiens beaucoup à remercier la journaliste Judith Duportail, qui a été l’une des premières à mettre en lumière l’Elo score de Tinder en France. Son travail très précis et très personnel m’a largement inspiré et aidé dans mes recherches. Christian Rudder, auteur de Dataclysm et créateur d’OkCupid (un site de rencontres appartenant à la même entreprise que Tinder) a également mis en avant de nombreux mécanismes présents dans les applications de rencontre. Ses analyses avaient l’avantage d’être entièrement factuelles par leur empirisme puisqu’il se basait entièrement sur l’application de rencontre qu’il avait lui-même développée.
Également, la sociologue Jessica Pidoux a énormément travaillé sur l’aspect sociologique de ces applications de rencontre, en mettant en avant énormément de mécanismes sous-jacents à l’utilisation abusive de ces plateformes. Enfin, Bruno Patino et La civilisation du poisson rouge m’ont beaucoup aidé dans ma réflexion autour de cette thématique. C’est un bon moyen de s’interroger sur l’économie de l’attention, ses travers, ce qu’elle engendre, etc.
5 – Vous évoquez un algorithme basé sur un modèle patriarcal. Quels éléments vous ont conduit à une telle conclusion ?
Ce qui est intéressant ici c’est que l’on a tous la possibilité de se rendre compte que Tinder a un algorithme basé sur un modèle patriarcal et, pourtant, personne n’a jamais vraiment pris la peine de s’en apercevoir.
Dans son ouvrage Les algorithmes font-ils la loi ?, Aurélie Jean écrit “en reproduisant des tendances statistiques historiques, on prend le risque de minimiser les évolutions sociales récentes, voire de projeter dans le présent des discriminations sociales du passé, même lointaines”. Lorsqu’elle parle de tendances statistiques historiques, la chercheuse fait référence à ce qu’on dénomme le “gender-role traditionalism”, selon lequel les femmes sont mariées à des hommes plus diplômés et plus riches. Cette vision archaïque et machiste de la société, eh bien, Tinder la perpétue… ouvertement.
Comme beaucoup de ces géants de la Tech, Tinder est soumis au RGPD (Règlement général sur la protection des données) ainsi qu’au CCPA (California Consumer Privacy Act). De fait, un simple clic sur un moteur de recherche permet en principe de tomber sur le brevet de Tinder. Cette transparence nécessaire s’effrite tout de même au contact de la difficile lisibilité de ces brevets, pour la plupart rédigés dans des termes très techniques. Certains extraits sont néanmoins aisément compréhensibles, comme cet exemple :
“ Harry a 10 ans de plus que Sally, gagne 10 000 $ de plus par an et est titulaire d’une maîtrise tandis que Sally est titulaire d’un baccalauréat. Même avec ces disparités, -l’algorithme- donnera au profil de Sally un score élevé, ce qui rend plus probable que le profil de Sally apparaisse dans la liste des résultats de Harry. Cependant, si c’est Sally qui a soumis la recherche et que -l’algorithme- évaluait le profil de Harry, un score différent est possible. Donc, si c’était Sally qui avait 10 ans de plus, gagnait 10 000 $ de plus par an et avait une maîtrise alors que Harry avait un baccalauréat, cela donnerait une note faible au profil de Harry, ce qui rendrait moins probable que son profil apparaisse dans la liste des résultats de Sally.”
Cet extrait, relativement explicite, met en avant 3 marqueurs importants indiquant que Tinder perpétue un système patriarcal. Un profil féminin et un profil masculin se verront proposés l’un à l’autre si : l’homme a 10 ans de plus, gagne 10 000 $ de plus et possède un diplôme supérieur. En revanche, si c’était l’inverse, la femme serait dans une catégorie beaucoup plus élevée que l’homme et ils ne se verraient jamais la possibilité de “matcher”. Pourquoi ? Tout simplement car Tinder reproduit un modèle patriarcal fondé sur la domination de l’homme sur la femme, et ce n’est qu’un des nombreux exemples que je cite dans mon livre.
L’un des autres arguments que j’expose dans mon ouvrage réside dans l’exploitation numérique de la femme perpétuant un modèle patriarcal. Les femmes, permettez-moi l’expression, sont le “gagne-pain” de Tinder sur l’application. En extrême minorité, Tinder veut tout faire pour les conserver et créer de l’interaction avec les nombreux hommes sur la plateforme. Par son interface (affichage d’une photo sur l’entièreté de l’écran pour décider du swipe), son mode de fonctionnement (dopamine, envie de plaire, etc) son swipe, Tinder incite les utilisateurs et donc les femmes à mettre en avant leur physique pour se mettre le plus en valeur possible. Tinder fait tout pour que les femmes présentes sur l’application soient le plus désirables possible, puisque c’est cela qui engendrera des abonnements (de la part d’hommes désireux de matcher davantage), du clic, des données, etc. C’est par cette place de la femme dans l’application, par ce rapport démographique largement inégal, que Tinder arrive depuis bien longtemps à prospérer. Le succès de Tinder passe par le succès des femmes sur son application !
Enfin, l’un des nombreux arguments que j’avance pour illustrer ce modèle patriarcal, s’illustre dans le phénomène de marchandisation des relations. Ces dernières transforment le sentiment primaire amoureux en un marché sur lequel s’affrontent des individus. Ce marché de la transaction intime positionne les femmes hétérosexuelles en position de faiblesse selon la sociologue Eva Illouz, en expliquant notamment au Guardian que “Les femmes, elles, veulent être aimées. Ces dernières sont alors plus dépendantes des hommes, elles demandent de l’exclusivité quand les hommes veulent de la quantité”.
6 – Est-il vrai que Tinder analyse le Q.I. de ses abonnés ? Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la « note de désirabilité », tant décriée dans les médias ?
Oui, Tinder analyse le Q.I. de ses abonnés et Tinder apparie les différents profils masculins et féminins selon leur note de Q.I. supposée !
L’application utilise pour cela le test de l’armée américaine afin d’associer des profils susceptibles d’avoir le même QI, un capital culturel identique ou une position sociale relativement similaire. Concrètement, l’application utilise un “score de lisibilité” qui est calculé à l’aide de trois formules mathématiques : “Flesch-Kincaid Reading Ease, Flesch-Kincaid Grade Level et Gunning Fog Score”, qui analysent la facilité avec laquelle un public peut comprendre un texte.
Concernant la fameuse note de désirabilité, il faut savoir que cette dernière est inspirée de l’Elo Score. Le terme « Elo score » tire son nom du célèbre mathématicien et physicien hongrois nommé Arpad Elo, qui est le créateur du système d’évaluation utilisé dans les jeux d’échecs. Ce système de notation est également utilisé dans les jeux vidéo et fonctionne de la plus simple des manières. Chaque individu possède une note. Prenons l’exemple de Jean : note de 900, Paul : note de 1100, Charlotte : note de 915 et Lucie : note de 1320. Lorsque Lucie reçoit des swipes vers la droite, son Elo Score augmente et inversement : elle a donc reçu davantage de likes que Charlotte. Maintenant imaginons que le profil de Charlotte soit liké par Paul; le score de désirabilité de cette dernière va donc augmenter. En revanche, imaginons que Jean ne like pas le profil de Lucie, cette dernière va perdre des points. C’est une sorte de compétition de l’amour entre chaque individu pour savoir qui réussira à obtenir le plus de like et de matchs possible.
Suite aux différentes polémiques engendrées par de telles révélations, Tinder a dû reconnaître publiquement avoir arrêté l’utilisation de cet Elo Score au profit d’une nouvelle méthode qui, on s’en doute bien, est substantiellement identique. Une précision importante cependant, l’Elo Score n’est pas uniquement basé sur la beauté, il comprend tous les critères qui peuvent faire de vous une personne plus ou moins désirable.
Précisons que certains profils, bien que situés dans les 20 % les plus bas en termes de désirabilité, peuvent bénéficier d’une variance élevée dans leurs votes. Dans cette configuration, ces profils possèdent des notes hétéroclites et auront plus de succès qu’un profil avec la même moyenne globale de désirabilité, étant donné que la définition même de variance indique qu’il y a beaucoup de personnes qui apprécient son profil (tout comme beaucoup ne l’aiment pas).
7 – D’autres journalistes se sont déjà penchés sur les algorithmes de Tinder et ont évoqué les dérives de « l’algorithme de l’amour ». En quoi votre ouvrage se distingue-t-il des travaux déjà réalisés sur ce sujet ?
Lorsque j’ai commencé à écrire cet ouvrage, l’algorithme et l’environnement de Tinder en général étaient des sujets assez marginaux, pour ne pas dire tabou. Bien qu’on trouve désormais un peu plus de contenu à ce propos, il n’en reste pas moins qu’il existe peu d’ouvrages réellement approfondis et spécifiques sur le sujet.
Là où j’ai essayé de me distinguer dans mon ouvrage, c’est dans la posture que j’ai adoptée vis-à-vis du lecteur. C’est dans une démarche “d’éclaireur” que j’ai fait toutes ces recherches, que j’ai produit toutes ces analyses. Le tout, dans un seul et unique but : permettre de réunir autant d’éléments que possible sur Tinder et son algorithme pour permettre au grand public de se faire son avis. Là où certains ouvrages apporteront une analyse assez directe, j’essaie d’ouvrir mon ouvrage au lecteur en m’interrogeant à ses côtés sur ce que l’on est en droit de critiquer chez Tinder, ce qu’il peut être intéressant de mettre en perspective dans une société ultra-capitaliste, etc.
Plutôt que d’apporter des réponses, j’essaie de les construire aux côtés du lecteur tout au long de sa lecture !
8 – Votre livre est publié aux éditions Rhéartis. Comment s’est passée votre rencontre avec cet éditeur ? Pourriez-vous également nous dire quelques mots sur cette maison d’édition ?
J’ai soumis mon manuscrit à différentes maisons d’édition et parmi toutes les offres que j’ai reçues, j’ai décidé de m’engager aux côtés des Éditions Rhéartis puisque leur projet me paraissait le plus cohérent avec l’idée présente et future que je me faisais de la publication de mon ouvrage. C’est une maison d’édition qui n’a que quelques années et qui compte déjà une dizaine d’auteurs, mais qui ne cesse de grandir chaque mois !
9 – Comment peut-on se procurer votre ouvrage : en librairie, en ligne ou directement sur le site de l’éditeur ?
Mon ouvrage est disponible à l’achat sur le site des Éditions Rhéartis, sur les grandes plateformes (Amazon, Decitre, Cultura, etc.), mais aussi chez les distributeurs professionnels (réseaux de libraires, etc).
Aucune excuse pour ne pas se le procurer !
10 – Après avoir exploré la politique et les algorithmes, travaillez-vous actuellement sur un nouveau livre ?
J’ai esquissé quelques ébauches d’un livre sur l’État mais c’est un projet que j’ai actuellement mis en pause depuis près d’un an, faute de temps. Dès lors que j’arriverai à dégager suffisamment de temps libre, je me pencherai davantage sur toute la sociologie, la philosophie et autres sciences afférentes à la création des États modernes !
11 – Pour terminer : êtes-vous vous-même sur Tinder ?
Bien que j’aie créé un faux compte pour l’expérience lors de l’écriture de mon livre (je n’avais alors que 16 ans et donc pas l’âge légal pour installer Tinder), je n’ai jamais installé cette application pour mon usage personnel ! Et pourtant, la tentation a déjà été grande lorsque je vois toutes les personnes de mon entourage qui l’avaient installée.
Comme quoi, la connaissance n’est pas toujours une barrière efficace aux maux de notre société.
Encore un grand merci pour cette interview !
Propos recueillis par Sacha
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