On l’a ressorti du placard/ Pestidentielle : Une affaire de Guignol (par Ashraf)
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Texte réalisé pour l’expo « Guignols et la Liberté d’expression à la galerie de la Bombarde (Collectif Zonzons), printemps 2015…
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J’ai ressenti les premières atteintes du mal le 21 avril 2002. Ce soir là, j’étais descendu dans la rue comme des millions d’autres jeunes. Ce n’est pas tous les soirs que Le Pen est au deuxième tour. Mais dès ce moment là, alors même que j’essayais de réconforter ma copine Nourrah qui se voyait déjà dans une fosse commune, je me sentais minoritaire. Je me disais que les gens n’avaient pas plus voté pour le FN que d’habitude ce jour-là. La grande différence avec les précédents scrutins c’est que les électeurs de gauche avaient très peu voté pour le PS. Pour la première fois, Laguiller et Besancenot passaient à eux deux la barre des 10%. C’était le résultat logique de cinq ans de dérégulation et de privatisations sous les drapeaux de la « gauche plurielle ». Ce n’était pas tant Le Pen qui était au deuxième tour que Jospin qui n’y était pas. Pour moi, ce n’était pas le fascisme contre la démocratie, c’était juste deux vieux bourges, anciens officiers dans la guerre d’Algérie qui se faisaient face.
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Ce soir-là, je crois qu’il y avait quelque chose de frais dans les rassemblements de jeunes qui étaient spontanément descendu-e-s dans la rue. Nous avions réellement besoin de nous voir, de nous compter et de nous parler. Dès le lendemain et les quinze jours qui ont suivi, les futur-e-s politicien-ne-s professionnel-le-s déguisé-e-s en syndicalistes étudiant-e-s étaient à la manœuvre pour que le mouvement demeure dans les limites qu’ils/elles avaient décidé de lui assigner : un grand moment de communion républicaine, avec slogans bisounours de rigueur. Un Barnum où nous étions invité-e-s à jouer les indien-ne-s, plein de Jeronimo vaincu-e-s, défilant pour la plus grande gloire de Buffalo Bill, condamné-e-s à faire de la figuration, entouré-e-s de Tuniques bleues pour une fois bienveillantes.
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Ma pancarte, je l’avais fait dans une affiche de Guignol que j’avais trouvé au coin de la rue. J’avais collé la tête de Le Pen à la place de celle de Gnafron et la tête de Chirac à la place de celle du gendarme. Si j’avais été un bon républicain, j’aurais fait le contraire. Tout le monde sait bien que Gnafron est le gentil et que le gendarme est le méchant. Mais j’aimais mieux comme ça. Le Pen-Gnafron faisait un drôle de geste avec sa main, comme s’il faisait signe à ses troupes de franchir le Rubicon ou qu’il menaçait de faire un truc dégueulasse à Marianne. Son chapeau-claque lui donnait un air de bateleur forain à la Paul Déroulède. Chirac arrivait pour ramener l’ordre, en écartant les bras dans une posture gaullienne et rassembleuse. Au fond, je savais que les rôles avaient été écrits d’avance. Je savais que Le Pen était un vieux corsaire de la République déguisé en pirate, qu’il était là pour donner aux prolétaires blancs de mon immeuble le sentiment grisant de pouvoir dire eux/elles-aussi « Merde au système » et de se payer le luxe d’un acte de rébellion à bon marché, même le plus con possible. Les ouvriers sidérurgistes au chômage qui se piquaient la ruche au bar du coin ne votaient pas Le Pen pour les mêmes raisons que les pieds-noirs du Vaucluse. Ces gens avaient autant de raison que moi d’être en colère, et le système leur proposait le pire des débouchés pour les canaliser. En bas de mon affiche, j’avais écrit la jeunesse emmerde le Gnafron national. Les Bérus n’auraient probablement pas pensé que leur slogan de 1988, systématiquement repris en manif depuis, servirait à faire voter Chirac en 2002. Porter cette pancarte, c’était affirmer ma solidarité avec celles et ceux qui défilaient à mes côté pour des raisons pures et sincères, tout en refusant le rôle que d’autres voulaient nous faire jouer. Des trucs me reviennent en vrac. Je me souviens des tracts qui circulaient en manif pour nous intimer l’ordre de ne plus crier « Le Pen facho, ta gueule sous ma rangeo » mais bien plutôt « Libérez Marie-Jeanne, enfermez Jean-Marie », parce que ça faisait plus républicain. Je trouvais surtout que ça faisait plus niais, et je me demandais si la niaiserie était une vertu républicaine. Je n’étais pas au bout de mes surprises.
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Je me souviens qu’entre les deux tours, un grand concert en plein air avait été organisé sur la grand place de la petite ville chiante du nord-est où je vivais alors (place qui portait le nom d’un officier français, criminel de guerre en Algérie), des drapeaux bleu-blanc-rouge étaient agités de-ci de-là près de la statue du Comte Drouet d’Erlon qui n’en espérait pas tant. Un chanteur kabyle « engagé » nous appelait avec ferveur à voter Chirac. Il citait un rapport que les RG venaient justement de faire fuiter et qui annonçait un score de 50/50. A aucun moment, il ne se demandait pourquoi les RG avaient eu l’idée de faire fuiter de telles enquêtes alarmantes. Les RG étaient nos ami-e-s ces jours-là, on n’avait pas de raison de ne pas leur faire confiance.
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Je me souviens que c’était la deuxième saison de Loft Story (vous savez, la première émission de télé-réalité diffusée à la télévision française). Il y avait une candidate qui s’appelait Julia (j’aimais bien ce prénom, ça faisait 1984). C’était une keuponne, de double-culture franco-algérienne. Pour avoir quand-même une présence humaine à ses côté, elle avait emmené dans le loft son rat apprivoisé qui s’appelait Peyotl (pauvre bête). Assez mal adaptée aux règles du jeu du darwinisme social, elle avait été éliminée dès les premières semaines. La veille du deuxième tour, M6 avait forcé les candidats survivants à chanter la Marseillaise, avant d’annoncer qu’on les sortirait exceptionnellement du loft le lendemain pour les faire voter. Puis on avait fait amener sur le plateau la candidate éliminée (j’ai du mal à écrire « la candidate malheureuse », en repensant à son sourire narquois de ce soir-là), avec son rat et sa veste de survêt’ de l’équipe d’Algérie. On lui avait montré ces magnifiques images d’unanimisme républicain. Elle s’était contentée de chantonner L’Internationale, puis elle était repartie vers la vie réelle, mauvaise joueuse jusqu’au bout…
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Je me souviens que le lendemain, le conseil constitutionnel, ou je ne sais quelle autorité compétente, avait interdit aux électeur/trice-s d’aller voter avec une pince-à-linge sur le nez (il y en avait vraiment des qui comptaient là-dessus pour se donner bonne conscience…Mais non ils/elles devraient boire leur calice jusqu’à la lie, et avec le sourire encore…). A la sortie des urnes, la Croix-Rouge faisait la quête et distribuait des petits autocollants « a voté ». Je le sais parce qu’on m’en a ramené un, c’était un cadeau. Au temps où ils/elles visitaient les camps nazis, ces braves gens de la Croix-Rouge savaient faire preuve de plus de neutralité, et surtout de plus de discrétion.
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Le soir à la télévision, la télévision nous montrait le président Chirac fêtant modestement son triomphe entre sa femme Bernadette et son bichon frisé. Puis, plus brièvement, le vaincu et sa femme Jany, faisant courir leurs dobermans dans le parc du château de Montretout. Et je me suis dit-pardon à tous les moudjahidins que cet homme a torturé quand il était officier en Algérie pour le compte des gouvernements sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens de la République -je me suis dit que le secret d’un film réussi, c’est quand-même un méchant qui a la classe…
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Les dobermans s’éloignaient, et avec eux l’aventure et la guerre. Les choses rentraient dans l’ordre. Je suis sorti marcher un peu au pays de mon enfance, dans le Nord-Est sinistré. Un vieil ouvrier sidérurgiste au chômage, que j’avais connu fort et fier, paraissait chaque jour plus maigre et plus ivre. J’avais l’impression de lire dans son regard un mélange d’incompréhension et de terreur face à la violence sans mots et sans fin qu’il subissait jour après jour. Le ventre de mes copines d’école commençait à s’arrondir. Elles se dépêchaient de faire des enfants qui seraient encore plus malheureux/se-s qu’elles. Les garçons avaient du mal à devenir des pères. Ils étaient absents et/ou violents quand ils ne se tuaient pas en bagnole. On pouvait respirer : la République était sauvée.
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Ashraf
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