Jouer avec le fauve (par Antonin Galano)
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Quand la réalité devient fiction… et vice-versa !
Antonin Galano se lance dans un nouvel exercice : explorer cette frontière aussi fine que délicate entre réalité et fiction.
À partir d’un fait divers, souvent absurde, il nous propose une histoire inventée de toutes pièces — brute, crue, parfois brutale et un peu porno — qui risque bien de heurter les plus prudes.
La chute, elle, révèle l’événement réel à l’origine du récit.
Jouer avec le fauve
Saïd était allongé sur le lit, un lourd coussin de plumes calé dans le dos. Il fit mine de scroller les actualités quand sa femme rentra dans la salle de bains. Il attendit. Par la fenêtre ouverte s’engouffrait un courant d’air qui faisait onduler les baldaquins. C’eût été un après-midi magnifique s’il n’y avait pas eu la perspective de ce dîner… Ça désespérait Saïd et il fallait bien qu’il se détende. Dès que le clapotis de la douche se fit entendre, il ouvrit un onglet de navigation privée. Pornhub. Mia Khalifa. La salope, pensa-t-il, les mains tremblantes. Une chienne de l’enfer… Mais qu’est-ce qu’elle était bonne… Elle avait ce truc. On avait autant envie de la défoncer que d’y offrir des bouquets.
Saïd cliqua sur sa miniature favorite, l’oreille tendue, et le reste qui n’allait pas tarder. Il commença à se frotter par-dessus le pantalon. Vingt secondes plus tard, il dégainait le gourdin de son fourreau d’étoffes et se masturbait franchement. Oh ouais, ouais… t’aimes ça, hein, salope ?
Il perdit contact avec la réalité, hypnotisé par la nénette miniature qui avalait vingt-cinq centimètres de viande veineuse comme qui rigole. Une succube ? Un ange ? Un infâme tapin ? La femme idéale ?… Comme l’orgasme montait, Saïd réalisa que le clapotis de la douche s’était éteint. Merde, impossible d’arrêter maintenant ! Il redoubla d’efforts en priant Allah 1) de ne pas le juger et 2) que sa femme traîne un peu dans la salle de bains. Les tripes en feu, le jus au bord du bout, Saïd eut un éclair de lucidité. Il se tourna frénétiquement d’un côté et de l’autre mais il n’y avait rien à portée de main, ni mouchoir, ni sopalin… Merde, merde, merde ! Il se jeta vers une chaise en osier, de l’autre côté de la table de chevet, arrachant presque les baldaquins dans le mouvement. À moitié par terre à moitié sur le lit, il attrapa un tissu sur le dossier et cracha in extremis à l’intérieur. Ploc, ploc, ploc… Il sentit les impacts dans sa paume en même temps qu’il poussait un grognement.
Il se passa une éternité puis il papillonna des yeux et constata le tissu souillé. C’était le voile de sa femme, celui pour les grandes occasions, un sublime carré de lin d’un blanc nacré que sa mère lui avait offert pour leur anniversaire de mariage… La porte de la salle de bain s’ouvrit dans la foulée. Saïd bondit hors du lit et se précipita vers la fenêtre, le péché pâteux roulé en boule contre son ventre. Emmitouflée dans une serviette, sa femme se frictionnait les cheveux avec de l’huile d’argan, la tête penchée de côté.
– Chéri ? Tout va bien ?
– Bien sûr que ça va bien, pourquoi ça n’irait pas bien ? Et toi, tout va bien ?
Elle fronça les sourcils.
– Écoute, je sais que ce dîner ne te fait pas plaisir mais laissons-lui une chance. D’accord ?
– Une chance ?, qu’il demanda en balançant le tissu souillé par la fenêtre. Combien de chances lui a-t-on accordé depuis qu’il a emménagé ?
– C’est notre voisin, c’est important d’entretenir de bonnes relations, tu le sais aussi bien que moi.
– Ce mec est cinglé, Zahra. Des oiseaux, des renards, un ocelot et même un varan… C’est pas un voisin que l’on a, c’est un zoo !
– Chuuut ! Parle moins fort, la fenêtre est ouverte !
Saïd maugréa puis se pencha et constata le voile chiffonné en bas, qui avait atterri à l’orée de la pelouse. En relevant les yeux, il vit une ombre jaillir à sa gauche, entre les branches du chêne de la propriété mitoyenne. Ah, oui ! Parce que ce cinglé avait aussi des chimpanzés ! Quelle serait la prochaine lubie ? Un crocodile ? Un tigre ? Un foutu grizzly ? Ce mec était capable de tout. Saïd se demandait comment c’était possible d’acquérir de tels bestiaux, si c’était même légal ? Probablement que non. Quand il s’agissait d’Aqil Fakhr al-Din, tout était bon pour la frime. Il ne s’embarrassait pas de questions éthiques pourvu qu’il se fasse mousser. Il jouait le mec détaché mais Saïd savait, lui. Toutes les femmes du quartier étaient en pâmoison devant ce mec… Il est si CHARMANT, si ÉLÉGANT, si DÉLICAT ! Zahra était du même avis, pour les mêmes raisons : si c’est clinquant, c’est forcément bien. Saïd chercha le chimpanzé des yeux mais plus rien ne bougea. À la place, un camion s’arrêta devant le portail en fer forgé, par-delà les branches, et al-Din descendit l’allée de son immense jardin en trottinant. Une nouvelle manigance, pour sûr.
– Chéri, tu n’as pas vu mon voile ?
Saïd et Zahra arrivèrent au dîner une dizaine de minutes en retard, accompagnés de leurs enfants, Qasim (13 ans) et Nour (9 ans « et demi »). C’était Saïd qui avait volontairement traîné des pieds, par fierté, pour marquer le coup. Une vingtaine de personnes se trouvaient déjà dans la propriété et un orchestre jouait de la musique. Le maître de la soirée vinrent à leur rencontre, drapé dans un qamis de soie étincelant, bleu pastel. Zahra se confondit en excuses. Saïd, lui, guettait le moindre morceau d’ombre.
– Inutile de t’excuser, Zahra, je comprends. Beaucoup de monde sur la route, n’est-ce-pas ?, plaisanta al-Din.
Zahra eut un petit rire complaisant.
– Pas vraiment, intervint Saïd. On n’avait simplement pas envie de venir.
– Saïd !
Zahra décocha une tape sur le bras de son mari.
– Il plaisante… Nous sommes ravis d’être là ce soir.
– On serait d’autant plus ravis si on ne risquait pas de se faire dévorer par je-ne-sais quelle bête sauvage.
– Saïd !
– Ne t’inquiète pas, mon ami. Tes enfants et ta délicieuse femme ne risquent rien. Cela me brise le cœur, mais tous mes animaux sont enfermés quand je reçois du monde. Hélas, beaucoup de gens ne les comprennent pas et, de l’incompréhension naît la peur, de la peur naît la haine et de la haine naissent les drames.
– L’inconscience aussi engendre les drames.
– Il n’y a pas d’inconscience quand il y a de l’amour, mon ami.
– Oh mais au secours…
Zahra empoigna le bras de son mari pour l’empêcher de continuer. Là-dessus, al-Din déblatéra, très sérieux, sur les rapports privilégiés qu’il entretenait avec ses animaux, la relation de respect réciproque qui les unissait, son expertise dans leur comportement… Saïd n’en finissait pas de lever les yeux au ciel mais al-Din ne le remarqua pas, concentré sur Zahra qui semblait émerveillée de ses calembredaines. Il possédait cette même certitude, cette même sérénité que les cocus qui s’ignorent. C’était désespérant.
Enfin, il les invita à s’avancer puis rameuta l’ensemble des convives. Tous le suivirent. Une cour éphémère dans le sillage du roi du soir. Ils descendirent une volée d’escaliers, passèrent près d’un bassin rongé de nénuphars et débouchèrent sur une cage, recouverte d’un drap blanc. Après un baratin assommant sur la connexion profonde entre les êtres vivants, al-Din tira le drap. Il y eut des « OH ! » et des « AH ! » Saïd se contenta d’écarquiller les yeux, stupéfait. Un lion d’un quintal et demi se trouvait dans la cage, les pupilles dilatées, frénétiques. Son poil se dressa à la lumière des torches et à la vue des menaces, puis il poussa un rugissement. L’assemblée frémit. Il y eut quelques rires nerveux. Le lion bondit alors contre la cage, passa une patte entre les barreaux et fendit l’air toutes griffes dehors. WOOF ! Tout le monde sursauta puis se carapata de plusieurs mètres. al-Din rassura ses hôtes puis les éloigna rapidement. Ils firent le chemin inverse au petit trot et tous prirent un verre pour se remettre de leurs émotions. Un lion ! Un foutu lion ! Ce mec était définitivement cinglé ! Saïd se tourna vers sa femme.
– Oh, s’il te plaît, chéri, ne commence pas !, qu’elle chuchota.
C’était de la folie. Saïd se fit servir un verre de vin rouge, un vin français, par une espèce de laquais habillé en pingouin, à l’occidentale. « Châteauneuf-du-Pape, 1986 », précisa-t-il avec des manières de gonzesse. Saïd but une gorgée, grimaça puis se fit la réflexion que les français aussi étaient cinglés. Il porta de nouveau le verre à ses lèvres. Au fur et à mesure, la sauterie lui paru de plus en plus agréable et al-Din de plus en plus pertinent. Il en oublia le lion, les oiseaux, les renards, l’ocelot, le varan et les chimpanzés. Quand le laquais le resservit une troisième fois, Saïd comprit que les français n’étaient pas aussi cinglés que ça.
Quelques jours passèrent. Zahra prenait un bain de soleil dans le jardin, allongée sur un transat, et Saïd était dans la chambre, le portable dans une main et le reste dans l’autre. Par la fenêtre ouverte, il n’entendit pas les cris étouffés, puis des coups sourds et des grognements, des bruits de déchirure mouillés… Cette fois-ci, Mia se faisait défoncer par deux renois montés comme des ânes et c’est tout ce qui comptait. La salope, ce qu’elle encaissait…
Un hurlement strident le tira de sa fantasmagorie. Il débanda aussi sec, lâcha le téléphone et se précipita à la fenêtre. Zahra était sortie de leur jardin et se tenait devant le grand portail d’al-Din, une main devant la bouche. Près du chêne, le lion était penché au-dessus d’une marmelade rouge, de la taille d’une petite mare. Saïd se précipita dans la penderie, ouvrit la trappe secrète et tira une Kalachnikov du râtelier. Il descendit les marches à toute vitesse et chargea l’arme. Il rejoint Zahra. D’autres voisins se tenaient devant le portail et assistaient à la scène, horrifiés. C’était un massacre. Ce qui devait être al-Din n’était plus désormais qu’un tas de barbaque informe, de la pâtée pour lion. On distinguait un qamis de soie, caractéristique du bonhomme, un bras, la moitié d’un buste et un visage défiguré. Le reste, c’était du mou écarlate qui étincelait à la lumière du soleil, un marécage de sang et de viscères frais. Le lion plongeait le museau là-dedans à intervalles réguliers. Saïd tapa la crosse contre le fer du portail pour faire fuir la bête. Zahra et d’autres personnes l’imitèrent, gueulant, vociférant, secouant les barreaux. AAAH ! EEEH ! OOOH ! PCHHH ! Rien à faire.
Saïd se risqua à rentrer dans la propriété. Il avança prudemment, la crosse dans l’épaule. Le silence se fit dans son dos. Le lion jeta un œil en arrière, grogna vaguement en direction de l’intrus puis plongea de nouveau dans son festin. Saïd s’arrêta à vingt bons mètres. Il épaula, se coucha sur l’arme et aligna le lion dans la mire.
– Écoute-moi bien, Mufasa : soit tu te barres maintenant, soit tu crèves.
Le lion se tourna tout à fait vers Saïd. Il feula méchamment, les babines et le poitrail rosis. Puis il amorça un pas en direction de Saïd. Il n’en fallait pas plus. Son index se crispa et une rafale sèche déchira l’air. CLAC CLAC CLAC CLAC ! Le lion s’ébroua avant de s’effondrer par terre. Odeur de poudre, oreilles qui sifflent. Sans désépauler, Saïd s’approcha de la masse. À moins de deux mètres, il lâcha une rafale supplémentaire, par sécurité. La fourrure sur le flanc gauche se perça en cinq endroits, la carcasse eut d’infimes soubresauts à l’impact, mais la bête ne bougeait plus. C’était fini. Saïd vérifia une dernière fois de son pied nu. C’était encore chaud. Il jeta alors un regard sur feu son voisin, éparpillé façon puzzle. Il manqua de dégueuler. C’était un drame. Un vrai drame. Au loin, des sirènes se firent entendre. Saïd abaissa enfin son arme.
– T’aurais du prendre un chat comme tout le monde, connard.
Zahra et les autres pénétrèrent dans le jardin. Il y eut des applaudissements, des éclats d’approbation, des « merci », des « bravo ». Saïd était le nouveau roi du quartier, une autre sorte de roi, le genre discret mais héroïque, pas ostentatoire. Au milieu des mille effusions, des policiers et pompiers qui arrivaient sur la scène, Zahra s’approcha de Saïd et fronça les sourcils.
– Chéri… Pourquoi tu n’as pas de pantalon ?