Littérature : De marbre et de sel (par Antonin Galano)
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De marbre et de sel
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Les fêtes de Noël n’ont jamais été ma tasse de vin chaud.
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En général, c’est plein d’enfants qui braillent impatiemment au Père Noël et d’adultes qui débattent sérieusement de politique, entre deux bâfrées d’opulence saturée de matières grasses. Toutefois, pour éviter la rébarbative banalité des anticonformismes attendus, je ne vomirai pas la rengaine « Noël c’est du matérialisme, des mensonges et de l’hypocrisie, gnagnagna », dans la mesure où c’est pareil toute l’année mais sans les guirlandes. Quoi qu’on en dise, c’est aussi et surtout l’occasion de retrouver la famille en mettant sous le tapis les dissemblances et sous le sapin les témoignages, de voir briller de mille feux les pupilles enchantées des petits-derniers innocents et, pendant un temps, d’oublier qu’il fait froid, dehors.
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Ceci étant dit, même quand on n’est pas rabat-joie ou cynico-dépressif, on peut avoir de bonnes raisons de détester Noël. Rémi par exemple, l’Oliver Twist de Hector Malot, regarde d’une pupille maussade les effusions nucléaires des cellules familiales que l’on impute aux fêtes de fin d’année, dans la mesure où ça le renvoie à sa propre difformité. Mais il y a bien d’autres raisons.
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Juin dernier. La nouvelle tombe comme une bonne grève et une mauvaise éjaculation, c’est-à-dire sans préavis, avec soudaineté. Les lumières de près de 15 millions d’habitants scintillent ce soir-là sur la cité de Canton, emmitouflées dans le voile lourd des pollutions urbaines. Alors que Sébastien mange son dîner avec une dextérité dans le maniement des baguettes qui fait l’admiration du pen spinneur et la joie de sa copine, son téléphone vibre.
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À l’autre bout du satellite, sa mère lui annonce d’une voix pincée qu’elle a le crabe. Cancer de l’estomac. Pas le genre foudroyant qui laisse sur le carreau en 3 mois mais même bénin, un cancer reste un cancer : on préfère quand ça arrive aux autres, et si possible hors de l’entourage proche. Sébastien prend un billet d’avion en catastrophe. Sa mère l’avait accompagné à sa première rentrée des classes, c’est un juste retour des choses de l’accompagner à sa première séance de chimio. Quand il repart la semaine suivante, prérogatives professionnelles obligent, Sébastien la serre fort dans ses bras. Elle lui dit de prendre soin de lui en agrippant sa joue. Il évite de la regarder pour ne pas voir les larmes dans ses cils.
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Quelques mois passent et, si elle est inopérable, la tumeur se résorbe un peu. La mère de Sébastien mène un combat quotidien, soutenue à chaque instant par son mari. Parfois, ce dernier s’isole un instant pour laisser déborder son désespoir, puis il referme le couvercle et redevient impassible. C’est ce que les hommes doivent être, paraît-il.
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Les oncologues ne sont pas pessimistes, mais il y a des jours où c’est plus dur que d’autres. La chimio désintègre les mauvaises métastases et les bons leucocytes, la moindre petite crève tabasse les os comme une grippe de vieillard. Pourtant, la mère de Sébastien reste fringante. L’œil est toujours vif, l’esprit toujours sagace, le sourire et le cheveu toujours brillants. Elle ne saute pas à la corde mais ses jambes la portent quand il faut arroser les hortensias ou aller aux toilettes. On voit par-là que la dignité est préservée.
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Quand on lui demande, elle fait contre mauvaise fortune bon cœur. À ceux qu’elle juge réceptifs, elle parle de la mort sans la nommer ni la craindre, avec la sagesse sereine de ceux qui ont vraiment regardé de l’autre côté. Elle a fait la paix avec la peur. Si tant est qu’on puisse l’être, elle est prête et préparée.
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Début décembre. Le téléphone de Sébastien vibre à nouveau. Cette fois-ci, c’est son père qui a la voix pincée. Elle ne va pas très bien. Une mauvaise infection a mal guéri et vite tourné. Après l’encaissement des derniers honoraires, les oncologues ont perdu leur optimisme. Ils lui donnent une semaine. Sébastien prend un nouveau billet d’avion en catastrophe. Sa mère l’avait accompagné depuis son entrée au monde, c’est un juste retour des choses de l’accompagner à sa sortie.
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10 000 bornes plus loin, au chevet nosocomial d’un lit de soins palliatifs, Sébastien serre la main de sa mère, la pomme d’Adam à la glotte. Entre deux bipbips mécaniques, elle lui dit de ne pas s’en faire. Une mère réconforte son fils car son fils est sur le point de perdre une mère. C’est dans l’ordre des choses. C’est le contraire qui eût été inadmissible. D’une voix enrouée, elle lui dit de continuer à être la belle personne qu’il est, elle lui dit qu’elle est fière, que la vie est encore longue pour lui et que les joies sont partout. Il suffit d’être prêt à les recevoir. Puis elle tousse en faisant la grimace. La douleur irradie à travers les soins radioactifs. Sa main droite se crispe dans celle de son fils, l’autre vient masser distraitement sous le plexus.
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Elle plaisante un peu pour alléger l’atmosphère lourde des chagrins contenus. Elle n’a plus besoin de s’inquiéter de l’âge pivot et de la retraite à points ! Elle s’excuse de son manque de savoir-vivre à l’approche des fêtes ! Elle regrette que sa belle-mère, acariâtre sorcière judéo-chrétienne, lui survive ! Sébastien et son père crachent un rire comme un prisonnier de guerre crache des aveux sous la gégène, comme une cocotte-minute crache un jet de vapeur brûlant par la soupape nécessaire. Les deux hommes de sa vie. Sous ses paupières de plomb, son œil est d’or. Puis sa main relâche peu à peu l’étreinte de son fils, sa tête s’enfonce délicatement dans l’oreiller. Sébastien vient déposer un baiser et une larme sur sa tempe. Il murmure « bonne nuit maman ». Elle ne se réveillera plus. Peut-être ailleurs. Mais plus ici.
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Dans le couloir de l’hôpital, le veuf et l’orphelin sont assis côte-à-côte, anesthésiés par le deuil, le regard mort essayant de percer l’insondable. Les infirmières fusent devant eux en se massant les cernes. Quelqu’un appelle un brancard. Il n’y a pas assez de chambres. Ça se bouscule. Une blouse diplômée vient leur déballer le baratin professionnel ; des condoléances aseptiques sur une moue empruntée. Ils n’écoutent pas. Dehors, une sirène d’ambulance gémit en s’enfuyant.
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La semaine suivante, Sébastien repart à Canton après avoir bringuebalé sa douleur entre les veaux de la paperasse kafkaïenne et les vautours des pompes funèbres. Son père le raccompagne à l’aéroport de Marignane. Il faut dire qu’arriver à pied par la Chine, c’est dégueulasse. Devant les portiques de sécurité, les deux hommes partagent une accolade. Elle est plus longue que d’habitude. La pudeur des pères-fils s’évapore dans les volutes du drame. Après un dernier signe de la main, le père de Sébastien fait volte-face et regagne sa voiture. Au-dessus de lui, les avions déchirent les nuages en vomissant des panaches d’usine à charbon. Une pluie fine tapote le haut de son crâne. Le long de sa jambe, le parapluie fermé se balance au rythme lent de ses pas.
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Désormais, le platane dans l’allée du mas est aussi triste qu’un saule. Sur les branches de bois vert, les rossignols gazouillent timidement. Les hortensias se rabougrissent et s’étiolent, leurs couleurs vives se délavent en pastel blafard. Le mistral a arraché leurs ultimes effluves.
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Par la fenêtre du premier étage, le père de Sébastien regarde la plaie béante du couchant qui dégouline dans le ciel un rouge chatoyant aux reflets bleus sombres, annonciateur d’un lendemain de mistral selon la sagesse populaire provençale. Il a l’impression de regarder le fond de son âme. Cela fait 15 jours. La plupart des nuits, il se réveille en sursaut en la cherchant à tâtons, et ne serre que la morsure insoutenable de son absence arrachée. Dans l’ouate des demi-sommeils, le souvenir pointe à nouveau, chauffé à blanc. Alors, sans faire de bruit, son cœur se brise à nouveau, broyé par les ténèbres. Il se rendort le nez dans le traversin après avoir hoqueté un sanglot. Il y a encore un peu de son odeur. Vaguement, il espère ne jamais se réveiller.
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Les petits déjeuners sont mornes, le café n’a plus de goût. Ses rires chantants résonnent encore dans la pierre aphone des murs. Quand le père de Sébastien traverse les hautes pièces du mas, comme un fantôme damné glisse dans un palais de glace éternelle, il sent encore la tiédeur de son sillage, la chaleur de sa présence. Une odeur de lessive à la lavande se distille parfois dans les courants d’air. Le père de Sébastien est tout seul. Quand il pleure, il continue de se cacher le visage. C’est ce que les hommes doivent faire, paraît-il.
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Noël est là mais il n’y a pas de sapin. Son fils est à 10 000 bornes à vol d’Airbus, sa femme est trop loin, même à dos d’ange. Il n’y a personne d’autre.
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Pour lui, il fera froid aussi, dedans. Pour lui, Noël n’a pas l’odeur du pain d’épices et du bois de cheminée.
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Il a le goût du marbre et du sel.
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Antonin Galano
Son Site : https://perturbateurdendoctrines.wordpress.com/
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