Les chroniques d’Antonin Galano : La place du mort

 

 

 

 

Antonin Galano se lance dans un nouvel exercice où la frontière entre réalité et fiction est aussi fine que délicate, et c’est précisément ce que propose cette nouvelle rubrique ! Notre écrivain excentrique se penche chaque semaine sur un fait divers afin de tisser une histoire à partir de celui-ci.

 

 

La place du mort

 

Juste après avoir raccroché, Christine pousse une exclamation indignée. Quelle bande de voleurs ! Aucune décence ! Un scandale ! Tout, décidément, tout coûte une blinde dans ce putain de pays… De la naissance à la mort, tu raques, tu raques, tu raques et entre les deux, surtout, tu fermes bien ta gueule. « Y a pire ailleurs ». Ah ! L’argument infaillible ! Regardez à Bab El Oued ou Tataouine-les-Oies, ils bectent des pattes desséchées de vautour et boivent du sable. Contentez-vous donc de vos quotidiens délétères, les bouseux, vous êtes privilégiés !

 

Christine a 67 ans. Jamais de sa vie, elle n’aurait envisagé une seule seconde d’être malhonnête. Toujours carrée, toujours respectueuse, toujours dans les temps, dans le rang, docile, bravette, serviable. Oui, maître ! Oui, patron ! Oui, chéri ! Amen. Factures, impôts, crédits, PV : payé rubis sur l’ongle, sans rebiffe ni délai. La bonne conne. Et ça a conduit à quoi, soixante-sept ans à se laisser ramoner le fondement sans sourciller ? Aucun merci, aucun retour. Juste un trou du cul béant et puis c’est tout. Tu chanterais dedans que ça ferait écho. C’est pratique pour les périodes de constipation. Et après ? Merde ! Le crime ne paie pas, qu’ils disent. Ils oublient de rajouter que l’honnêteté non plus.

 

Ça suffit. C’est ce que décide Christine. Après tout, il n’est jamais trop tard pour ouvrir les yeux. Toujours furibarde, elle rejoint sa mère dans le salon et lui prête le bras pour l’exhumer du fauteuil élimé.

 

– Allez, maman, on y va.

 

La dame suit. Elle se tient tout au bout de la vieillesse, fripée, voûtée, percluse de rhumatismes et d’arthrose, sans couleur, sans énergie, sans plus goût à rien. Christine doit pour ainsi dire la porter jusqu’à la voiture. Les charentaises traînent sur le sol puis se prennent dans le tapis. 93 ans… Un corps humain n’est pas fait pour supporter une âme aussi longtemps.

 

D’aucuns diraient « quel bel âge ! », avec cette lueur candide d’espoir et d’admiration dans le fond de l’œil. Ils ne savent pas de quoi ils causent. Demandez donc à dix nonagénaires. Sept vous répondront : « la vieillesse est une punition ». Les trois derniers ne sauront même pas qui vous êtes ni où ils sont, maintenus en catatonie simili-mortem par l’acharnement aveugle des aides-soignants. Ce n’est pas une faveur. C’est une torture qui attend la fin.

 

Christine aide sa mère à prendre place sur le siège passager. Ça n’a rien d’une gageure. Il faut la faire s’asseoir d’abord, délicatement, puis, tout en maintenant le buste, plier une première jambe et la faire passer à l’intérieur. Répéter l’opération pour la seconde. Enfin, Christine positionne le buste face à la route et le harnache dans la ceinture de sécurité. Sa mère émane cette odeur, la même odeur que tous les vieillards, un mélange de moisi, de pisse et de renfermé qui arrive par relents, écœurants et capiteux. Tout en clipsant la ceinture, Christine réprime un haut-le-cœur. Puis elle se précipite dans les bégonias pour dégueuler.

 

Elle rentre de nouveau dans la résidence familiale, attrape une couverture en laine, le désodorisant des chiottes, ferme à double tour et retourne à la voiture. Elle asperge consciencieusement la couverture à jets continus, pile et face, avant de la placer sur les genoux de sa mère. Elle s’assoit ensuite derrière le volant, descend les deux fenêtres jusqu’en bas et démarre. L’horloge digitale affiche 19h07.

 

Après trois kilomètres, congelée, Christine se résout à fermer les fenêtres. Elle ramasse la bombe de désodorisant qui roule aux pieds de sa mère et arrose tout le côté passager pendant un bon kilomètre.

 

Christine rejoint d’abord Évreux puis enquille la N13 et enfin l’A13, direction Paris. Au premier virage un peu serré, la mère s’affaisse sur sa portière. Son crâne tape alors sur la vitre à chaque irrégularité du macadam. Toc… Toc, toc… Toc… Pour couvrir le bruit, Christine se branche sur Nostalgie.

 

« S’il suffisaiiiiit qu’on s’ai-meuh »

Toc, toc.

« S’il suffisait d’aimeeeeer »

Toc.

Enfin, un trajet insupportable.

 

Après Mantes-la-Jolie, Christine s’arrête sur une aire d’autoroute, achète deux sandwiches-triangle et une bouteille de coca (28€50) et les engloutit sur le parking. Avant de repartir, elle remet un coup de désodorisant.

 

Elle arrive à destination un peu avant 22h. Home sweet home, Xème arrondissement. Christine s’éjecte hors du véhicule et compose le 15.

 

– Oui, bonsoir. Voilà : j’ai retrouvé ma mère morte à 13h aujourd’hui dans notre résidence familiale à Mesnils-sur-Iton. Je l’ai ramenée sur Paris. Vous pouvez venir la chercher ?

 

Moins d’une demi-heure plus tard, des sirènes se font entendre. On sonne à l’appartement de Christine. Elle descend à la rencontre des policiers et leur expose la situation par le menu, la mère toujours sur le siège passager, le front englué à la vitre. Le brigadier en charge de recueillir les doléances ne semble pas en revenir.

 

– Vous allez devoir nous suivre au poste de police, madame.

– Je ne comprends pas.

– Vous avez transporté le corps de votre mère sur une distance de cent-vingt kilomètres…

– Et alors ? C’est ma mère, non ?

– Ce n’est plus votre mère…

– Vous jouez sur les mots.

– Elle était sur le siège passager. Elle l’est toujours, d’ailleurs.

– Vous vouliez que je la mette dans le coffre ?

– Il faut déléguer ce genre de choses à un personnel agréé.

– Vous voulez dire qu’après avoir sué sang et eau pendant quatre-vingt-treize ans pour ce pays, la chair de ma mère appartient au gouvernement ?

– Ce n’est plus votre mère…

– Vous commencez à me faire chier.

– Restons courtois.

– Même dans la mort, il faut continuer de marcher dans les clous, c’est ça ? Suivre le protocole ? C’est ce que vous êtes en train de me dire ? Ah ! Kafka a de beaux restes !

– C’est la loi.

– Oh ! ne commencez pas à me bassiner avec votre « dura lex, sed lex » !

– Quel rapport avec les préservatifs ?

 

Christine fronce les sourcils puis fixe le brigadier.

 

– Vous êtes un peu bête, non ?

– Je ne vous permets pas, madame. Je comprends la douleur que vous ressentez, mais ça ne vous autorise pas toutes les magnitudes.

– J’ai ma réponse.

– Que voulez-vous dire ?

– Laissez tomber. Écoutez, j’ai appelé les pompes funèbres de la région, je ne suis pas folle, d’accord ? Pour rapatrier ma mère sur Paris, ils me prenaient deux euros le kilomètre ! Il y en a cent-vingt en tout ! Et vous savez quoi ? Il me fallait aussi payer le trajet retour ! Rien que ça ! Je répète : le trajet retour ! À vide ! Sans ma mère ! Cinq cents euros au total, et sans avoir le début d’un clou de cercueil ! Mais où va-t-on, là ?!

– Il y a d’autres possibilités, madame…

– Effectivement : celle d’effectuer moi-même le transport.

– Non, pas celle-là.

– Oui, oui, j’ai compris, « c’est la l… »

– C’est la loi.

– Merde.

– Vous dites « merde » à la loi ?

– Je vous dis « merde » à vous.

– Vous commencez à dépasser les bornes, madame. Vos insultes sont intolérables.

– C’est la première insulte que je vous adresse.

– Vous avez sous-entendu que j’étais bête, tout à l’heure.

– Ce n’était pas sous-entendu, c’était rhétorique. Et factuel.

– Que voulez-vous dire ?

– Laissez tomber.

– Vous allez devoir nous suivre au poste, madame, je ne le répéterai pas. Vous serez entendus, vous et votre fils.

– Et pour quel motif ? « Fraude aux pompes funèbres » ? « Exercice illégal de transport mortuaire » ?

– Nous devons déterminer les circonstances exactes de la mort de votre mère.

– Elle avait quatre-vingt-treize ans ! À quoi vous pensez ? Mort subite du nourrisson ?

– Vous n’arrangez pas votre situation…

– Vous ne seriez pas en train de me soupçonner, tout de même ?

– Nous ne pouvons rien divulguer sur une affaire en cours.

– Pourquoi diable vous aurais-je prévenu si j’étais responsable de quoi que ce soit ?!

– L’héritage, madame, c’est toujours l’héritage… Voyez Delon : il n’est même pas mort qu’ils se disputent déjà les restes.

– Ne me comparez pas à ces personnes, je vous prie. J’ai un peu d’humanité il me semble, monsieur !

– Vous avez raison, veuillez m’excuser. Et quelle est cette odeur ?

– Eucalyptus. Ou sapin.

– C’est horrible.

– C’était pire sans, croyez-moi. Écoutez, jamais je ne ferais de mal à ma mère…

– Rien ne le prouve.

– Je lui ai mis la ceinture de sécurité !

– Ok, Patrick, passe-lui les menottes. On l’embarque.

 

https://www.leparisien.fr/paris-75/elle-conduit-120-km-jusqua-paris-avec-sa-mere-de-93-ans-morte-sur-le-siege-passager-avant-26-01-2024-MPMRQN7HAVEXNKZ3U47FTMJCEU.php

 

 

 

ANTONIN GALANO

Son Site : https://perturbateurdendoctrines.wordpress.com/

 

 

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