Poésie : Notre parc national (par Grégoire Damon)

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Notre parc national

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La terre est plate ce n’est pas une hypothèse de travail :

c’est notre dernier espace de liberté.

On se tue à l’expliquer à la dame qui nous reçoit,

elle hoche la tête sourit n’a pas l’air convaincu.

Pourtant ce boulot est un boulot est un boulot est un boulot

la majeure partie du temps on la passera

à faire des clics droits.

 

Merde pour les sceptiques.

Si vous existez vous êtes en vente quelque part au Monténégro.

Merde pour les rieurs.

Vous n’existez pas il y a tous ces sites russes qui vous filent de l’herpès.

 

Voilà ce que je voulais dire à propos de rouler des pelles :

à un certain stade de la fatigue sur les réseaux sociaux

tout prend une texture molle et cotonneuse

le bleu vire au marron

l’oiseau ne chante plus il

cherche une solution à des problèmes de transit.

Derrière son derrière chacun aimanté par sa propre lumière

chaque langue dans sa bouche

sûre de son droit

s’énerve comme autour d’une confiserie absente.

 

Disons que je ne parle ici que de l’instant exact où l’estomac est prêt à déborder

corps qui pèse des tonnes, mille cafetières dans le cerveau

tu scrolles tu scrolles encore

tu sais qu’il n’y a pas de rive en face

et que ça fait longtemps que tu devrais être au lit

tu sais aussi

qu’un cerveau en plein rendement

c’est la définition clinique d’une crise d’épilepsie –

mais pour l’instant les muscles extenseurs de l’index et du majeur

suffisent à ton bonheur

dans l’iconographie catholique ce sont les doigts qui bénissent

quel rapport sans déconner ? –

 

Les Russes sont derrière ça et ce n’est pas une hypothèse de travail 

les Russes et les Américains et l’ultragauche et moi qui te parle.

Dieu est un éléphant géant victime d’une courante démoniaque.

Nous, le côté beurré de la tartine.

Des sacs pour aspirateurs vendus en packs de 56

adaptés à aucun modèle sur le marché.

Désormais tout est permis – au gué !

Tout – sauf les Parisiens.

 

À caboter comme ça tu douterais que la géographie existe

tu te cognes toujours à la même évidence : toi

toi et ça :

que chaque cellule de ton corps quand elle se renouvelle

trouve sa place, sa juste place, à elle dévolue

que le travail de ces milliards de bouts de tissus quotidiens

aucun parte pas en couille façon free jazz –

une cellule d’œil dans le coude, bout de poignée d’amour à la place du biceps,

des fragments de scrotum sous la lèvre inférieure

les orteils aux tempes, un nerf sciatique entre les ventricules –

c’est peut-être ça le miracle

le miracle

le miracle.

Parfois tout simplement tu n’en reviens pas.

Ou alors,

ou alors

ou alors.

Le miracle – la manipulation ?

L’intelligence des tissus – la caméra embarquée ?

Le plan général qui t’échappe ?

La bonne vieille arme de guerre globulaire des familles ?

Qu’est-ce qui te prouve que tout ne va pas se désaccorder un beau matin ?

Tu marches dans la rue tout d’un coup ça craque.

Des cellules à toi partout sur le trottoir, la barrière du chantier, les affiches électorales.

Des bouts de code de toi en P2P

des atomes de carbone

portant souvenir de chaque sensation sédimentée

chaque mot lu dans chaque méthode assimilée

La terre est plate ce n’est pas une hypothèse de travail :

c’est notre dernier espace de liberté.

chaque estafilade avec une boîte de thon

chaque lacet de chaussure qui casse – au milieu :

tout le vide que tu contenais déjà – et l’air

éberlué des passants.

 

 

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Grégoire Damon

Son site : http://gregoiredamon.hautetfort.com/

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